• Traduire Mylène DesclauxLe titre donné à ce billet n’est peut-être pas exact s’il suggère l’existence d’un style Desclaux, car l’écrivaine Mylène Desclaux nous a montré deux styles très différents d’écriture dans les deux livres qu’elle a publiés à ce jour.

    Celui que j’ai traduit, Les jeunes femmes de 50 ans, était la transposition de son blog Happy Q – le blog des jeunes femmes de 50 ans. Le texte est informel, drôle, ponctué de jeux de mots. Elle aborde des sujets légers et profonds, amusants et tristes, en s’adressant souvent à ses lecteurs et lectrices, comme dans une conversation familière, voire intime. Son deuxième livre, Gala et moi, paru en juin dernier, est, quant à lui, un roman plein de tendresse, écrit avec beaucoup de finesse.

    Ce fut justement le ton conversationnel informel de Les jeunes femmes de 50 ans qui m’a donné du fil à retordre. Tout d’abord, comme j’ai mentionné plus haut, en raison des nombreux jeux de mots et expressions idiomatiques présents dans le texte qui n’avaient pas d’équivalents en brésilien, il a fallu être créative pour traduire le sens tout en respectant le ton. Mais, surtout, parce que ce livre, davantage que tous les livres académiques que j’ai traduit, m’a obligé à prendre des décisions qui n'étaient pas toujours évidentes en raison des références culturelles qui renvoyaient au temps qui passe et aux différents moments de nos vies.

    Traduit également en anglais, j’ai cru comprendre, par le titre donné par son éditeur américain, que son choix éditorial privilégiait une approche culturelle du texte, en mettant en exergue la nationalité de l’auteure, peut-être pour attirer les futures lectrices américaines en utilisant les spécificités de la cinquantenaire française que les américaines semblent adorer. Je n’ai pas lu la version anglaise, mais c’est ce que le titre Why French Women Feel Young at 50 laisse croire.

    Au Brésil, nous avons opté pour une autre approche, non pas fondée sur ce qui nous distingue, mais sur ce qui nous unit en tant que femmes, sans effacer, bien évidemment, les particularités du contexte socioculturel de l’écrivaine. Nous avons parié sur l’identification des lectrices brésiliennes avec les arguments présentés par l’auteure. Et cela comprenait la portion nostalgique, l’évocation de la mémoire, surtout lorsque l’écrivaine remémorait sa jeunesse à l’aide des hits musicaux d’alors. Et pour que les lectrices brésiliennes puissent se transporter vers leurs propres jeunesses avec la même intensité que l’auteure, nous avons adapté quelques références à notre univers culturel. Cela concerne trois lignes dans tout le texte qui m'ont pourtant empêché de dormir plusieurs nuits.

    Nous avons choisi cette approche controversée car, au Brésil, davantage que dans beaucoup d’autres pays, la musique joue un rôle central dans la vie personnelle des Brésiliennes. Nos artistes ont composé la bande-son originale de nos histoires d’amour et de divers événements importants, de moments uniques qui laissent des marques indélébiles.   

    Ces choix ne sont pas anodins et sont souvent polémiques, mais je suis convaincue qu’ils aideront les lectrices brésiliennes à voir que, au-delà des différences socioculturelles qui séparent une habitante de la forêt amazonienne d’une parisienne du 16e arrondissement, nous vivons, toutes, des moments de profonde joie et tristesse, des chagrins d'amour, nous nous reconnaissons dans la mélancolie apportée par le nid vide, nous sommes effrayées par les changements physiques observés dans notre corps tout au long de nos vies et nous appréhendons vieillir. En bref, ils nous aideront à découvrir la force et la fragilité de l’humanité qui nous rapproche.

    Gala et moi, Mylène Desclaux, JC Lattès, 2023.

    Les jeunes femmes de 50 ans, Mylène Desclaux, JC Lattès, 2018.

     

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  • Le traducteur et « ses » auteurs

    Je ne sais pas si tout le monde raisonne comme moi, mais je pense qu'on ne cesse jamais d'aimer quelqu'un que l'on a aimé un jour. Amis, petits amis, professeurs même si la forme de cet amour change avec le temps, ceux que nous avons aimés profondément d'une manière ou d'une autre seront toujours spéciaux à nos yeux. Je ne pense pas qu'il soit possible de regarder un ex-petit ami sans que des souvenirs de moments partagés nous viennent à l'esprit ; d’être avec un ami d'enfance sans penser aux bêtises faites ensemble et aux rêves partagés d'un avenir idéalisé. Aujourd'hui, comme conséquence de mes choix personnels, mes relations amicales sont essentiellement virtuelles, mais les personnes que j’ai aimées sont toujours en moi, elles ont contribué à former l’adulte que je suis devenue.

    Je crois qu'il y a un peu de cela dans la relation que j'établis avec les auteurs que je traduis. Je ne sais pas si mes collègues traducteurs partagent ce sentiment, mais la relation qui s’instaure avec mes auteurs est particulière. J'ai la chance d'avoir traduit des auteurs que j'admire. Aurais-je un discours différent si tel n'était pas le cas ? (À ce propos, il faut que je lise absolument et très vite Traduire Hitler de l’excellent Olivier Mannoni qui a retraduit Mein Kampf). Quoi qu'il en soit, une relation singulière s'établit, car elle est unilatérale, disproportionnée et totalement platonique. Après tout, la plupart d'entre eux n'ont aucune idée de mon existence, certains nous ont déjà quittés et ceux qui sont encore là appartiennent à une autre dimension de la vie sociale.

    L’établissement de cette relation particulière me semble inévitable, car j'aurais passé des mois avec chacun d'entre eux, en essayant joyeusement de m'introduire dans leur espace le plus personnel et intime, c'est-à-dire leur raisonnement, leur pensée, leur esprit, afin de saisir leur logique, ce qu'ils voulaient dire par l'emploi de tel mot, et respecter ainsi leur intention. Pendant des semaines, ces auteurs m'ont habitée, ils me réveillaient parfois la nuit par la crainte de m'être trompée sur le sens d'une phrase ou d'une expression, de leur avoir été infidèle, en somme. Si l'infidélité est une notion sujette à diverses interprétations en Occident lorsqu'il s'agit d'une relation amoureuse, dans la traduction elle est sans équivoque, car dans ma façon d’exercer ce métier, j'essaie de reproduire l’intention, l’intonation et l'état d'esprit de l'auteur avec des mots qui n'ont pas toujours d'équivalent dans la langue cible.

    L’année dernière, l’illustre historien français Paul Veyne est décédé. J’avais passé presque un an avec lui en essayant de comprendre les complexités de l'évergétisme hellénistique par son argumentation fine et sophistiquée, exposée dans son classique « Le Pain et le Cirque – Sociologie historique d’un pluralisme politique ». Il m’a guidée dans les méandres des aspects irrationnels de la politique dans l’antiquité, comme s’il s’adressait à moi. Ces divers mois en sa compagnie furent intenses et stimulants, au cours desquels j'ai beaucoup appris sur un sujet fascinant que j’ignorais complètement. À l’annonce de sa disparition, je me suis sentie attristée, comme lorsqu'on perd un oncle très lointain, mais que l’on aimait bien. 

    Récemment, j'ai osé prendre contact avec une auteure dont j'avais traduit le livre l'année dernière pour me présenter : « Vous ne savez pas qui je suis, mais j'ai passé les quatre derniers mois en essayant d'entrer dans votre tête ». Je ne sais pas ce qu'elle a ressenti en lisant cette phrase, peut-être m’a-t-elle prise pour une folle ? En tout cas, elle s'est montrée extrêmement affectueuse à mon égard (et, en plus, elle a eu la délicatesse d’acheter et lire mon petit livre autobiographique). Son livre sortira très prochainement au Brésil, je le recommande vivement. Les lecteurs brésiliens pourront alors non seulement se délecter des aventures parisiennes de Mylène Desclaux dans « Les jeunes femmes de cinquante ans », mais aussi comprendre mieux ce dont je parle dans ce billet, car cette auteure utilise de nombreuses expressions très françaises et beaucoup de jeux de mots dans un livre plein d'histoires piquantes où le double sens est omniprésent. 

    Mylène Desclaux, Les jeunes femmes de 50 ans, JC Lattès, 2018.

    Paul Veyne, Le Pain et le Cirque. Sociologie historique d'un pluralisme politique, Éditions du Seuil, 1976.

    Olivier Mannoni, Traduire Hitler, Éditions Héloïse D'Ormesson, 2022.

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  • Grandir sans mèreDimanche dernier on célébrait la fête des mères au Brésil. Les réseaux sociaux estampillaient des dizaines de messages sur l'amour maternel et des déclarations affectueuses des enfants à leurs mamans, de ceux qui les ont encore et peuvent le leur dire, et ceux qui ne les ont plus et expriment la douleur de leur absence. J'essaie de rester stoïque face à tout cela, mais il est toujours inévitable de penser à la mienne.

    Cela fait quarante-cinq ans qu’elle n’est plus, au moins sur la face visible de la terre (puisque personne ne sait où l’on va après la mort et moi, agnostique convaincue, crois en tout et en rien, jusqu’à ce que l’on prouve le contraire). Je sais que perdre sa maman fait partie du cycle de la vie, mais la douleur est déchirante à n’importe quel âge. À quatorze ans, c’est beaucoup trop tôt. Je ne peux pas parler de ce qui se passe à l'intérieur de ceux qui perdent leur maman à un autre âge que le mien, mais à l’adolescence, le dégât est profond et durable. Je me suis sentie comme un projet inaccompli, un brouillon que l’on n’a pas eu le temps de mettre au propre, une ébauche d’un être en devenir. J’étais la personnification d'Edward aux mains d’argent, le jeune homme inachevé de Tim Burton.

    En devenant maman à mon tour, je me suis rendue compte de la profondeur de ce dont la vie m’avait privée (à moi et à mes sœurs). Elle m’a refusé un amour immense, incommensurable, inconditionnel et pur. Elle m’a arraché ce que j’avais de plus précieux à ce moment-là, mon pilier, mon repère, mon sol, la continuité de ce que j’étais et les points qui manquaient pour que je devienne une adulte accomplie. L’adulte que je suis devenue présente un défaut de fabrication irréparable.

    À un certain moment, j’ai enfin compris que personne ne viendrait réparer les dommages, coller les pots cassés ou rembouger les fissures et qui c’était à moi de rectifier le tir. J’ai donc poursuivi ma vie en fonçant dans une fuite en avant permanente, sans une étoile polaire pour me guider, avec mes ciseaux à la place des mains, maladroite et désespérée, en me blessant, à moi et aux autres. Tant bien que mal, j’ai construit progressivement mon propre système de valeurs, car je n'avais ni contexte ni limites imposées, mais avec une envie constante d’étudier, d’apprendre et devenir indépendante, transmise par ma mère pendant les petites quatorze années que nous avons vécu ensemble. Après tout, le prototype d’adulte qu’elle avait démarré avait un pourchoir solide qui m’a marqué à chaud.

    Aujourd’hui je peux dire qu’après avoir apprivoisé l’ouragan qui m’avait démoli à mon adolescence, je suis restée fidèle à ses enseignements et à son mantra de me mettre toujours à la place de l’autre. J’ai commis beaucoup d’erreurs, mais après plus de quarante ans, je crois que je commence à bien faire les choses, même si le désir fou et insatiable qu’elle me prenne dans ses bras perdure vif et latent.  

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  • Le nid videCeux qui me connaissent savent que je suis passée de l'enfance à l'âge adulte, sans transition. Je n'avais même pas vingt ans lorsque j'ai commencé à travailler pour payer mon loyer, mes études, me nourrir et m'habiller. Les circonstances particulières du début de ma vie ont fait de moi une personne indépendante et libre, affranchie des repères sociofamiliaux. Mon féminisme est né dans cet élan, spontanément, du besoin de me protéger et de m'imposer face à une société hiérarchique, patriarcale et machiste comme la société brésilienne. Il s'est manifesté dans la pratique avant de s'inscrire dans la théorie. Aujourd’hui encore, je conçois le féminisme comme le respect inhérent à tout individu et non comme une recherche d'égalité entre les hommes et les femmes. Je revendique l'égalité des droits malgré nos différences. Parce que ces différences existent. Et ce fut dans la maternité que mon féminisme a subi quelques dommages.

    Je ne crois pas que la maternité (dans sa perception actuelle) et le féminisme soient incompatibles, le « mythe de la mère admirable » dénoncé par Élisabeth Badinter semble avoir  été déconstruit en tant que vision dominante. Mais je crois que, malgré les voix discordantes, la dépendance financière peut effectivement être incompatible ou, au mieux, déséquilibrer des positionnements qui devraient avoir le même poids lorsque l'un dépend de l'autre dans un couple. Et c'est précisément la biologie féminine, manifeste dans un placenta prævia, qui m'a obligée à rester au lit pendant les six derniers mois de ma grossesse et m'a conduite à une période de dépendance économique. Au revoir mon emploi, mes collègues, les déjeuners en ville, un travail qui me plaisait et la pratique de sport pour les prochaines années, qui seraient marquées par un dévouement total et exclusif à mon fils : nous habitions loin de nos familles respectives et il n'y avait aucune disponibilité à la crèche du village. 

    Que dire, alors, des questions psychologiques et émotionnelles ? Comment concilier une indépendance émotionnelle durement acquise avec l'apprentissage nécessaire pour apprivoiser ce sentiment étrange qui nous envahit comme un tsunami à l'avènement de ce nouvel être, l’être mère ? Entre l'image d'une maternité idéalisée, nunuche, où tout est merveilleux, et celle qui met en exergue surtout les difficultés réelles rencontrées pour équilibrer les différentes identités qui se mêlent, l'exercice est complexe et on se perd souvent sur le chemin.

    Le premier exercice consiste à comprendre et à accepter qu'un petit être sans défense dépend entièrement de vous pour vivre, qu'il se nourri par votre corps dans les premiers mois et que, dans les quinze années à venir, tous vos actes les plus anodins auront un impact direct ou indirect sur lui. Votre quotidien se construit marqué par les différentes phases de la vie de cet être qui a besoin de vous et souhaite que vous soyez près de lui, jusqu'à ce que, un beau jour, cette routine, déjà bien rodée, entourée de l'odeur des biscuits qui sortent du four, s'arrête sans préavis : la chambre est vide, le salon trop rangé et la cuisine beaucoup trop propre. Le silence est assourdissant. Notre nouveau rôle consiste désormais à désapprendre, du jour au lendemain, ce que nous avons mis du temps à construire. Nous devons désormais accepter de passer du statut d'indispensable à celui d'encombrant. Pour moi, ce processus est long et douloureux.

    Cependant, je ne vois pas beaucoup de femmes autour de moi qui le disent ainsi et la littérature que j'ai trouvée sur ce sujet n'est pas abondante. Suis-je la seule à vivre le nid vide de cette façon ? Souffrir du nid vide révélerait un certain affaiblissement d'un féminisme revendiqué ? Est-ce que souffrance serait antinomique avec la plénitude féminine individuelle ? Ou incompatible avec une vie professionnelle satisfaisante ? Ou bien un avis de faiblesse ? Ou ce sujet sera-t-il encore tabou ?

    Il y a quelques années, la chanteuse Madonna a déclaré que la grossesse était une grande blague de Dieu faite aux femmes. Je dirais que, bien plus que la grossesse, le grand paradoxe pour les femmes qui sont devenues mères, consiste à devoir s’efforcer de s'éloigner volontairement de quelqu'un dont on voulait rester proche et à devoir apprendre à vivre un quotidien sans cet amour pur et profond.

     

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  • Dans un article de L'Obs du 20 janvier, la journaliste Véronique Radier commente le dernier livre de l'historien et anthropologue Emmanuel Todd intitulé « Où en sont-elles ? Une esquisse de l'histoire des femmes ». D’après cet article, Todd considère que les femmes se sont injustement opposées aux hommes et constituent un régime de « matridominance », qui représenterait un grand danger car il met en péril les structures fondamentales de la pensée humaine.

    Ce qu'il semble ne pas admettre, c'est que cette structure fondamentale de la pensée humaine a été dominée par différentes formes d'androcentrisme, c'est-à-dire que le référent de cette pensée est le point de vue masculin.

    Les avancées d’une plus grande égalité des droits entre les hommes et les femmes sont, sans aucun doute, significatives dans l'Occident. Dans une perspective à moyen terme, des actes et des comportements aujourd'hui banalisés étaient autrefois interdits aux femmes, comme voter, avoir un compte en banque, faires des longues études et bien d'autres acquis qui intègrent désormais la vision du monde des nouvelles générations. Mais, pour moi, le combat le plus difficile réside dans l'androcentrisme inconscient qui se cache derrière des comportements que même les hommes les plus engagés en faveur des droits des femmes ne semblent pas s’en rendre compte.

    Il y a quelques années, j'ai traduit le livre « Sous les sciences sociales, le genre – relectures critiques de Max Weber à Bruno Latour », un recueil de textes qui revisitaient les grands classiques, dans lesquels des chercheurs contemporains scrutent les textes fondateurs des sciences sociales françaises pour observer et éventuellement identifier diverses formes d’androcentrisme, souvent inconscientes. Des textes de Max Weber, Alain Touraine, Bruno Latour, Michel Crozier, Pierre Bourdier, entre autres grands noms, ont été disséqués. L'idée consistait à déceler les dérives d'un machisme qui, selon les coordinateurs de cette recherche, imprégnait la société et le discours d'une époque, dans laquelle « l'homme, identifié au général, était toujours la référence ».

    Ainsi, lorsque Lévi-Strauss affirme dans son étude sur les Bororo de 1936 que « le village entier partit  le lendemain dans une trentaine de pirogues, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants dans les maisons abandonnées », Martine Gestin et Nicole-Claude Mathieu observent que cette affirmation est totalement centrée sur les hommes - puisque le village entier excluait les femmes et les enfants, révélant un androcentrisme lié à toute forme d'organisation sociale, dans laquelle les femmes seraient « le deuxième sexe ».

    D'autres exemples illustrent ce livre qui, je l'avoue, a démythifié, à mes yeux, nombre de mes maîtres. Mais, surtout, il a montré comment, malgré tous nos efforts d'objectivité (le maître-mot des études anthropologiques), nos préjugés influencent nos analyses et sont susceptibles de fausser des études essentielles.

    Un exemple récent provient de la paléoanthropologie. Pendant des années, le rôle des femmes préhistoriques était restreint à la sphère domestique et la cueillette, tandis que les hommes se voyaient attribuer les courageuses fonction de la chasse aux grands mammifères, la fabrication des outils de chasse, des armes de guerre et de l'habitat. Cette division sexiste des rôles a conduit à des interprétations erronées des vestiges préhistoriques : jusqu'à récemment, un squelette était considéré comme masculin simplement en raison de la présence d'armes et d'outils trouvés à proximité des restes mortuaires. Grâce à l'application du séquençage de l'ADN et des technologies modernes de datation, on a découvert que, en effet, beaucoup de ces squelettes étaient des femmes, ce qui a conduit à des interprétations totalement différentes de celles faites jusqu'alors. La préhistorienne Marylène Patou-Mathis, spécialiste du comportement des Néandertaliens, brise le vieux paradigme interprétatif et nous apprend dans son livre « L'homme préhistorique est aussi une femme », que les femmes ont aussi chassé les grands mammifères, fabriqué des outils et construit des habitations.

    Or, l'implosion de ce modèle interprétatif a des conséquences qui vont bien au-delà de la simple idée que l'on se faisait de la vie à la préhistoire. Il démonte également des théories très actuelles construites sur cette contre-vérité, parmi lesquelles la « loi universelle » établie par Emmanuel Todd lui-même, selon laquelle les hommes auraient le monopole du collectif et les femmes une vision limitée à la sphère familiale, fondée sur le fait que « les femmes n’ont jamais chassé » (le produit de la chasse serait partagé avec le groupe, tandis que le produit de la récolte serait limité au cercle familial).

    En attendant la réévaluation de la théorie d'Emmanuel Todd sur les risques d’une matridominance basée sur ces récentes découvertes, nous pouvons en tirer une précieuse leçon : ce n'est pas seulement le relativisme culturel qui peut nous sortir de cet enchevêtrement de préjugés socialement construits dans lequel nous sommes tous piégés, mais le relativisme historique y joue également un rôle essentiel. 

    L'Obs - édition 2987, 20 janvier.

    L'homme préhistorique est aussi une femme - Une histoire de l'invisibilité des femmes. Marylène Patou-Mathis, Allary Éditions, 2020.

    Où en sont-elles ? Une esquisse de l'histoire des femmes, Seuil, 2022.

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  • Quelle est la couleur du traducteur ?Le métier de traducteur a, certes, quelques désavantages notoires comme l'isolement social, une compétitivité accrue et une certaine volatilité des relations professionnelles. Jusqu'à présent, je me suis toujours dit que ces désavantages étaient compensés par un gros avantage : notre apparence physique importe peu. Notre budget vestimentaire est nul, les brushings sont superflus, le maquillage ne me connaît plus, en bref, nous ne sommes pas soumis au dictat du paraître comme ailleurs. Meilleur encore, les crises existentielles liées à l'âge dues à un univers professionnel dans lequel un senior est remplacé par trois novices ne nous atteignent pas de la même façon, au contraire, c'est un métier où l'expérience est recherchée. Mais ça c'était avant. Car le monde prend une tournure très inquiétante. 

    Il y a quelques semaines j'avais publié un billet ici-même intitulé Moi, une blanche dénonçant certaines formes subtiles de racisme antinoir dans lequel je - naïvement, ingénument, candidement, niaisement, bêtement - prônais une société plus juste et égalitaire. Mon antiracisme concerne toutes les formes de racisme et de discrimination. Et celles qui atteignent notre métier me semblent tout aussi incongrues.

    Deux articles dans le journal Le Monde parus il y a quelques jours racontaient comment la traductrice néerlandaise Marieke Lucas Rijneveld a renoncé à traduire le livre The Hill We Climb, d'Amanda Gorman, une jeune poétesse américaine, car elle avait subi beaucoup de pression du fait qu'elle soit... blanche. Ce fait n'est malheureusement pas isolé, une affaire similaire a eu lieu en Espagne, où le traducteur Victor Obiols a été écarté de ce même projet pour les mêmes raisons. L'argument évoqué : en tant que blancs, ils ne pourraient pas se mettre à la place d'une femme noire. 

    La problématique du choix d'un traducteur sur catalogue en noir et blanc se situe au-delà du racisme primaire : il met en cause l'essence même du travail du traducteur et aussi de celui de l'écrivain. Allons nous alors mettre en cause le personnage de Madame Bovary parce que Flaubert était un homme et ne pouvait pas comprendre les sentiments d'une femme ? C'est Victor Obiols lui-même qui en parle le mieux : « Si je ne peux pas traduire une poétesse car elle est une femme, jeune, noire, américaine du XXe siècle, alors je ne peux pas non plus traduire Homère, parce que je ne suis pas un Grec du VIIe siècle avant J.-C. ou je ne pourrais pas avoir traduit Shakespeare, parce que je ne suis pas un Anglais du XVe siècle ».

    Cette drôle de tournure dépasse largement le cadre de notre métier, tout le monde le sait. Mais certains faits semblent plus aberrants que d'autres. D'après un article paru dans L'Obs relayé par Le Figaro et confirmé par l'intéressée elle-même cette semaine sur Europe 1, la présidente de l'Union nationale des étudiants de France, Mélanie Luce, organise des réunions interdites aux blancs. Inacceptable attitude pour un syndicat qui a pour but « de défendre les intérêts matériels et moraux des étudiant·e·s par des missions d’information, de défense et d’organisation de la solidarité [...] dans la lutte contre les discriminations ».

    Alors que la mission Perseverance s'est récemment posée sur la planète Mars, je suis à me demander s'il y a-t-il une vie intelligente sur la planète Terre car, définitivement, l'être humain ne sait tirer aucune leçon de son Histoire tragique.

    À lire sur le sujet :

    L'affaire du poème d'Amanda Gorman n'a rien à voir avec la traduction

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  • Folies maternelles d'une orphelineLa perte de nos parents est dans l'ordre naturel des choses, mais jamais à l'enfance ou à l'adolescence. Seuls ceux qui ont vécu sans l'amour inconditionnel d'une mère peuvent imaginer ce que cela représente. Cet espace vide est là en permanence nous rappelant l'affection que nous n'avons pas reçue, les câlins que nous n'avons pas eus, les moments où nous avons eu besoin d'une épaule pour nous soulager du poids d'une vie qui a commencé cruelle et ne l'avons pas trouvé. Une vie vécue avec le fardeau de la perte.

    Je pense que les sociétés ne devaient pas être divisées en catégories sociales ou professionnelles, mais entre des personnes qui ont grandi avec ou sans une maman. Les gens qui ont grandi sans mère auraient le droit de n'avoir que de professeurs gentils, des patrons sympathiques, des amis sincères. Des mesures qui compenseraient un peu ce déséquilibre. Je défends bec et ongles les droits des handicapés physiques, mais je revendique ici le droit des handicapés émotionnels.

    Plus de quarante ans après cette journée fatidique, je me rends compte aujourd'hui, enfin sereine, que j'ai vécu une vie par défaut, une vie alternative, défectueuse. J'ai vécu une vie en souhaitant secrètement une autre. Pas une vie avec plus d'argent, plus belle ou plus intelligente, mais une vie avec une maman.

    J'ai pu mesurer l'ampleur des dégâts lorsque je suis devenue mère à mon tour. J'ai toujours fait très attention à ce que mes manques ne débordent pas chez mon fils, même s'il était inévitable qu'ils se renversent un peu. Je pense que je me suis plutôt bien sortie, mais c'est dans ma propre folie que les dégâts se manifestent : ils apparaissent dans l'inéluctabilité de penser constamment et d'une manière épuisante à la douleur que mon fils ressentira lorsque je ne serai plus là. Suis-je la seule à penser ainsi ? Y-a-t-il un remède, docteur ? Car même si je me bats contre moi-même pour faire sortir ces pensées néfastes de ma tête, elles reviennent comme un boomerang.

    Parce que ce jour fatalement viendra.

    Quand l'odeur du pop-corn dans la file d'attente du cinéma lui rappellera les après-midi pluvieux lorsque nous regardions ensemble Fast and Furious. Peut-être se souviendra-t-il des matins paresseux où je le réveillais en l'appelant « mon bébé » et qu'il me rejetait, irrité, affirmant son autonomie ? Il se souviendra peut-être des déguisements terriblement moches que j'ai faits pour les fêtes scolaires, en riant de ma propre incompétence manuelle ? Ou alors il ne se souviendra de rien de cela. Mais ce dont je suis absolument sûre, c'est que l'amour profond que je lui ai donné depuis sa naissance laissera des traces indélébiles, car c'est ce même amour que j'ai reçu pendant quatorze petites années qui m'ont comblé et m'ont tenu debout dans ce monde amer.

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  • Moi, une blancheJe n'ai jamais raconté à mon amie ou même pas osé en parler faute de preuves, mais j'ai pu confirmer mes soupçons récemment. Elle découvrira ce qui s'était passé en lisant ce billet.

    Il y a quelques années, un joli café a ouvert dans ma ville comme je les aime, avec des canapés colorés, cappuccinos et petits gâteaux, chaleureux et cosy. J'y suis allée quelques fois et j'ai toujours été accueillie avec un large sourire par la propriétaire. Lors de l'un de mes anniversaires, mon amie m'a proposé de prendre un petit déjeuner ensemble et j'ai suggéré cet endroit. Je suis arrivée un peu en avance, j'ai été reçue comme d'habitude, je me suis assise et je l'ai attendue. Elle est arrivée jolie et pimpante, s'est assise également, mais quand la propriétaire est venue prendre notre commande, l'accueil était glacial, extrêmement désagréable. Je me suis sentie très mal à l'aise. J'ai à peine pu avaler mon petit-déjeuner. Mon amie n'a rien remarqué. J'ai regardé les autres tables autour de nous et l'accueil était souriant comme toujours. Je me suis demandé pourquoi nous étions traités de cette façon, en essayant de trouver le détail qui faisait la différence à notre table. J'ai mis du temps à admettre, mais la seule différence visible était la couleur de la peau de mon amie.

    Mes soupçons ont été confirmés récemment en lisant un article sur Trip Advisor à propos de ce café. Au milieu de nombreux commentaires élogieux, il y en avait un extrêmement critique à propos de l'accueil, raconté en détail. La personne était arrivée à la conclusion qu'elle avait été mal reçue parce qu'elle était noire.

    Si j'ai mis du temps à admettre que ce service exécrable était dû au fait que mon amie était noire, ce n'était pas par la naïveté de croire que le racisme n'existe pas, bien au contraire. Après tout, je suis née à Rio de Janeiro, j'ai été témoin d'un racisme ouvert, violent et cruel pendant toutes les vingt-cinq années où j'ai vécu là-bas, mais je voulais avoir des preuves pour ne pas accuser injustement quelqu'un d'un comportement aussi vil. En même temps, observer ouvertement ce racisme subtil et pernicieux m'a poussé à m'interroger. Surtout parce que mon amie n'a même pas remarqué la froideur et dureté avec laquelle nous avons été traitées : pour elle, tout était normal. Je me suis alors dit que c'était peut-être parce qu'un tel traitement n'était pas si inhabituel pour elle. Je me suis dit aussi, avec tristesse, qu'au-delà de la violence ouverte et inhumaine dont les Noirs sont victimes depuis des siècles en Occident, au-delà de la discrimination au travail et policière, ils vivent dans un monde hostile. Moi, une blanche, je ne retourne pas dans les lieux qui m'offrent un tel accueil. Mais quel choix auraient-ils ? Serait-ce celui-là le traitement auquel ils sont confrontés quotidiennement ? Je ne le saurais jamais. 

    La sociologue américaine Robin Diangelo a publié un livre intitulé « La fragilité blanche » dans lequel elle aborde la difficulté que les blancs ont à se présenter à travers une description racialisée, en tant que blancs. Selon elle, cette difficulté vient de loin, elle serait le fruit de la façon dont l'histoire est racontée dans nos sociétés occidentales: « L'histoire blanche est ce qui sert de norme à l'histoire. Ainsi, le fait que nous ayons besoin de préciser que nous parlons de l'histoire des Noirs ou de l'histoire des femmes, suggère que ces domaines-là se situent en dehors de la norme ». En d'autres termes, l'identité blanche consisterait à se considérer comme exempt de la race. La « fragilité blanche » ne serait donc pas une faiblesse en soi, mais, au contraire, un puissant moyen de contrôle racial et de protection des avantages des blancs. Le refus de se penser en tant que Blancs serait, selon cet auteur, un moyen de perpétuer une société qui entretient une réelle inégalité, puisque la blancheur serait associée à la neutralité ou à l'universalité.

    Cette auteure ne suggère pas que les blancs, individuellement, ne rencontrent pas d'obstacles ou de batailles contre lesquels ils doivent se battre, elle déclare simplement que le racisme n'en fait pas partie. Et termine en disant que la première étape vers un changement dans la lutte antiraciste serait que les Blancs se reconnaissent comme blancs, membres d'un système qui fonctionne racialement, admettant les privilèges associés à cette caractéristique. C'est ce que je cherche à faire en écrivant ce billet.

    Livre : White Fragility: Why it's so hard for white people to talk about racism. Robin DiAngelo, Paperback, 2018. 

    Entretien lu dans le magazine L'Obs du 25 juin 2020.

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  • Les invisibles essentiels La naïveté de ma pensée lorsque j'étais gamine croyait fermement que les éboueurs et autres professionnels qui exercent des métiers difficiles ou ingrats avaient un excellent salaire. J'étais convaincue que la société, dans son honorable sens de justice, rémunérait correctement ceux qui exerçaient des fonctions et métiers que peu de gens auraient aimé exercer, comme une forme de compensation et reconnaissance. Quelle grande surprise j'ai eu en apprenant la dure réalité des très mauvaises conditions de travail de ces professionnels si essentiels au bon fonctionnement de toute société moderne. Surtout au Brésil, pays où je suis née et vécu les vingt premières années de ma vie. 

    Ce fut un choc ! Je ne me souviens pas l'âge que j'avais lorsque j'ai commencé à comprendre que non seulement ces professionnels étaient mal payés, mais aussi extrêmement socialement et symboliquement dévalorisés, alors qu'ils devaient recevoir tout notre respect et gratitude. La majorité des gens passent sans voir ceux que Ken Loach a appelé " les invisibles " dans son bouleversant film " Bread and Roses " (2000) qui montre le traitement réservé à ces professionnels aux États Unis. Je crois même que celle-là a été ma première révolte sociale, qui s'ajoutera à tellement d'autres le long de ma vie. 

    J'avais encore une croyance profonde dans l'humanité, persuadée que l'objectif de tous était la construction de sociétés plus égalitaires, solidaires, moins injustes. Quelle erreur monumentale ! Le monde devient de moins en moins compréhensible pour moi, où une Kim Kardashian est un modèle pour des millions de petites filles et s'enrichie exponentiellement alors que ceux qui exercent des métiers vitaux et indispensables luttent pour garder un emploi dont le salaire paie mal leurs factures.

    Cette année de 2020, nous vivons une crise sans précédents dans l’ère moderne provoquée par la pandémie du Covid-19. Dans un article sur les leçons à tirer de ce confinement à l'échelle mondiale, la sociologue franco-israélienne Eva Illouz affirme que nous devons notre survie aux hommes et femmes qui travaillent dans les supermarchés, hôpitaux, aux éboueurs, livreurs et à tous ceux qui exercent des professions essentielles, montrant " la vacuité des célébrités et financiers alors que ceux qui occupent ces activités, habituellement invisibles et dévalorisés, se sont révélés être nos piliers ". Elle termine disant que notre monde " normal " fonctionne avec une échelle de valeurs fausse et inversée. 

    Il a donc fallu une catastrophe sanitaire mondial pour que ma pensée enfantine retrouve un soutien concret. La différence entre Eva Illouz et moi réside dans le fait que moi, définitivement, ne crois plus que l'humanité en tirera une quelconque leçon de ce que le grand poète-chanteur Caetano Veloso disait dans sa magnifique chanson Um índio, " que ce qui se révélera aux peuples surprendra à tous par le fait d'avoir été toujours caché alors que c'était une évidence."

     

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  • Les petites morts de la vieSi la traduction du mot portugais « luto » en français est le mot « deuil », l'utilisation que l'on en fait au Brésil est bien plus restreinte. Dans l'univers lusophone, ce terme est plus communément associé à la perte physique d'un être, alors qu'en France, l'expression « faire le deuil » me semble plus vaste, souvent utilisée en référence à ce qui doit être laissé derrière soi. Elle soutient la sage idée que l'on doit accepter ce qui ne peut pas être changé. 

    Nos vies sont ponctuées de moments merveilleux pendant lesquels nous étions (ou pensions être) heureux, dont certains ne font plus partie de nos vies pour des raisons souvent indépendantes de notre volonté. Nous n'avons pas d'autre choix que d'accepter que ces moments resteront dans le passé et aller de l'avant. Car, même si ces ruptures qui jalonnent nos vies ne sont pas aussi dramatiques et douloureuses que l'irréversible perte physique d'un être cher, elles peuvent nous secouer. 

    Récemment, en tombant par hasard sur des photos de mon fils encore enfant, j'ai ressenti la saudade, ce sentiment si lusophone souvent inexplicable, car il exprime la nostalgie d'un souvenir heureux sans qu'il y ait forcément de la tristesse. C'est comme une douce mélancolie. Comme s'il me manquait, alors que mon grand garçon était là, en cher et en os, juste à côté. Théoriquement cet jeune adulte d'aujourd'hui est le même petit garçon d'il y a dix ans. Mais il n'en est rien : notre relation, la place que j'occupe dans sa vie et la vision qu'il a de moi ne sont absolument pas les mêmes. Je dois alors faire le deuil de ce moment-là et de tout ce qu'il a représenté. Désormais mon rôle consiste à le rendre autonome et indépendant pour qu'il vole de ses propres ailes. C'est le plus grand paradoxe de la maternité : leur donner le meilleur pour qu'ils s'envolent le plus haut possible et très souvent bien loin de nous.

    La vie est ainsi faite et ces changements sont le propre de notre évolution, nous ne sommes pas les mêmes qu'il y a dix ou même un an. Pour quoi penser à mon fils enfant m'apporte ce sentiment douce-amère ? Je me suis posée plusieurs fois cette question et je crois avoir trouvé une réponse finalement simple et profonde : car nous sommes obligées de dénouer un nœud qui s'était si agréablement ficelé, nous devons quitter cette parenthèse enchantée dans laquelle l'attachement à notre bébé nous avait placé.

    Cet attachement éveille nos instincts les plus primaires, ceux-là même contre lesquels nous luttons dans notre vie sociale, qui deviennent, avec la maternité, autorisés et même légitimés par la société (contrairement à d'autres formes d'amours). Nous construisons une identité dominée par un amour profond, sans les barrières que nous avons été obligées d'ériger pour vivre dans une société de normes et règles civilisatrices souvent oppressives. Dans cet espace suspendu et provisoire, un petit être sans défense et totalement vulnérable dépend de nous. Nous devons le protéger et le défendre contre les nombreux maux de la vie.

    Il est très facile de s'habituer à cette libération affective qui éveille des émotions jusqu'alors insoupçonnées, sans autocensure, apprenant à vivre avec une sollicitation constante et le besoin que ce petit être a de notre présence. C'est une période de notre vie dans laquelle nous nous sentons valorisées et aimées comme jamais auparavant (en ce qui me concerne), notre rôle y est central, essentiel et même vital. Dans ce court espace de temps nous sommes, enfin, importantes pour quelqu'un, notre ego est quotidiennement nourri dans cette relation qui implique résignation et donation de soi, mais dont le retour est immédiat car il nous est rendu entouré d'une pureté rare.

    Et tout cela s'écroule soudainement, comme cela est arrivé. À l'adolescence, toute cette dévotion si simple de construire, avec nos entrailles, doit être rationnellement déconstruite. Notre rôle est désormais à l'extrême opposé de ce que nous avions appris à faire jusqu'alors, nous devons maintenant apprendre à ne plus être nécessaire, leur enseigner comment se débrouiller seuls, leur dire qu'ils ne devront plus dépendre de nous et leur montrer qu'ils en sont capables. Une lutte féroce s'installe entre une folle envie de les avoir toujours près de nous, éternellement embrassés comme dans ces premières années submergés dans une affection véritable, et l'inéluctabilité de les rendre indépendants… et libres ! Voici donc la résignation suprême : les aider à quitter le nid et les observer à entrer dans un monde hostile en marchant dans la rue obscure de la vie et en prenant avec eux une partie de notre âme. 

     

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