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Les petites morts de la vie
Si la traduction du mot portugais « luto » en français est le mot « deuil », l'utilisation que l'on en fait au Brésil est bien plus restreinte. Dans l'univers lusophone, ce terme est plus communément associé à la perte physique d'un être, alors qu'en France, l'expression « faire le deuil » me semble plus vaste, souvent utilisée en référence à ce qui doit être laissé derrière soi. Elle soutient la sage idée que l'on doit accepter ce qui ne peut pas être changé.
Nos vies sont ponctuées de moments merveilleux pendant lesquels nous étions (ou pensions être) heureux, dont certains ne font plus partie de nos vies pour des raisons souvent indépendantes de notre volonté. Nous n'avons pas d'autre choix que d'accepter que ces moments resteront dans le passé et aller de l'avant. Car, même si ces ruptures qui jalonnent nos vies ne sont pas aussi dramatiques et douloureuses que l'irréversible perte physique d'un être cher, elles peuvent nous secouer.
Récemment, en tombant par hasard sur des photos de mon fils encore enfant, j'ai ressenti la saudade, ce sentiment si lusophone souvent inexplicable, car il exprime la nostalgie d'un souvenir heureux sans qu'il y ait forcément de la tristesse. C'est comme une douce mélancolie. Comme s'il me manquait, alors que mon grand garçon était là, en cher et en os, juste à côté. Théoriquement cet jeune adulte d'aujourd'hui est le même petit garçon d'il y a dix ans. Mais il n'en est rien : notre relation, la place que j'occupe dans sa vie et la vision qu'il a de moi ne sont absolument pas les mêmes. Je dois alors faire le deuil de ce moment-là et de tout ce qu'il a représenté. Désormais mon rôle consiste à le rendre autonome et indépendant pour qu'il vole de ses propres ailes. C'est le plus grand paradoxe de la maternité : leur donner le meilleur pour qu'ils s'envolent le plus haut possible et très souvent bien loin de nous.
La vie est ainsi faite et ces changements sont le propre de notre évolution, nous ne sommes pas les mêmes qu'il y a dix ou même un an. Pour quoi penser à mon fils enfant m'apporte ce sentiment douce-amère ? Je me suis posée plusieurs fois cette question et je crois avoir trouvé une réponse finalement simple et profonde : car nous sommes obligées de dénouer un nœud qui s'était si agréablement ficelé, nous devons quitter cette parenthèse enchantée dans laquelle l'attachement à notre bébé nous avait placé.
Cet attachement éveille nos instincts les plus primaires, ceux-là même contre lesquels nous luttons dans notre vie sociale, qui deviennent, avec la maternité, autorisés et même légitimés par la société (contrairement à d'autres formes d'amours). Nous construisons une identité dominée par un amour profond, sans les barrières que nous avons été obligées d'ériger pour vivre dans une société de normes et règles civilisatrices souvent oppressives. Dans cet espace suspendu et provisoire, un petit être sans défense et totalement vulnérable dépend de nous. Nous devons le protéger et le défendre contre les nombreux maux de la vie.
Il est très facile de s'habituer à cette libération affective qui éveille des émotions jusqu'alors insoupçonnées, sans autocensure, apprenant à vivre avec une sollicitation constante et le besoin que ce petit être a de notre présence. C'est une période de notre vie dans laquelle nous nous sentons valorisées et aimées comme jamais auparavant (en ce qui me concerne), notre rôle y est central, essentiel et même vital. Dans ce court espace de temps nous sommes, enfin, importantes pour quelqu'un, notre ego est quotidiennement nourri dans cette relation qui implique résignation et donation de soi, mais dont le retour est immédiat car il nous est rendu entouré d'une pureté rare.
Et tout cela s'écroule soudainement, comme cela est arrivé. À l'adolescence, toute cette dévotion si simple de construire, avec nos entrailles, doit être rationnellement déconstruite. Notre rôle est désormais à l'extrême opposé de ce que nous avions appris à faire jusqu'alors, nous devons maintenant apprendre à ne plus être nécessaire, leur enseigner comment se débrouiller seuls, leur dire qu'ils ne devront plus dépendre de nous et leur montrer qu'ils en sont capables. Une lutte féroce s'installe entre une folle envie de les avoir toujours près de nous, éternellement embrassés comme dans ces premières années submergés dans une affection véritable, et l'inéluctabilité de les rendre indépendants… et libres ! Voici donc la résignation suprême : les aider à quitter le nid et les observer à entrer dans un monde hostile en marchant dans la rue obscure de la vie et en prenant avec eux une partie de notre âme.
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