• Le relativisme historique

    Dans un article de L'Obs du 20 janvier, la journaliste Véronique Radier commente le dernier livre de l'historien et anthropologue Emmanuel Todd intitulé « Où en sont-elles ? Une esquisse de l'histoire des femmes ». D’après cet article, Todd considère que les femmes se sont injustement opposées aux hommes et constituent un régime de « matridominance », qui représenterait un grand danger car il met en péril les structures fondamentales de la pensée humaine.

    Ce qu'il semble ne pas admettre, c'est que cette structure fondamentale de la pensée humaine a été dominée par différentes formes d'androcentrisme, c'est-à-dire que le référent de cette pensée est le point de vue masculin.

    Les avancées d’une plus grande égalité des droits entre les hommes et les femmes sont, sans aucun doute, significatives dans l'Occident. Dans une perspective à moyen terme, des actes et des comportements aujourd'hui banalisés étaient autrefois interdits aux femmes, comme voter, avoir un compte en banque, faires des longues études et bien d'autres acquis qui intègrent désormais la vision du monde des nouvelles générations. Mais, pour moi, le combat le plus difficile réside dans l'androcentrisme inconscient qui se cache derrière des comportements que même les hommes les plus engagés en faveur des droits des femmes ne semblent pas s’en rendre compte.

    Il y a quelques années, j'ai traduit le livre « Sous les sciences sociales, le genre – relectures critiques de Max Weber à Bruno Latour », un recueil de textes qui revisitaient les grands classiques, dans lesquels des chercheurs contemporains scrutent les textes fondateurs des sciences sociales françaises pour observer et éventuellement identifier diverses formes d’androcentrisme, souvent inconscientes. Des textes de Max Weber, Alain Touraine, Bruno Latour, Michel Crozier, Pierre Bourdier, entre autres grands noms, ont été disséqués. L'idée consistait à déceler les dérives d'un machisme qui, selon les coordinateurs de cette recherche, imprégnait la société et le discours d'une époque, dans laquelle « l'homme, identifié au général, était toujours la référence ».

    Ainsi, lorsque Lévi-Strauss affirme dans son étude sur les Bororo de 1936 que « le village entier partit  le lendemain dans une trentaine de pirogues, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants dans les maisons abandonnées », Martine Gestin et Nicole-Claude Mathieu observent que cette affirmation est totalement centrée sur les hommes - puisque le village entier excluait les femmes et les enfants, révélant un androcentrisme lié à toute forme d'organisation sociale, dans laquelle les femmes seraient « le deuxième sexe ».

    D'autres exemples illustrent ce livre qui, je l'avoue, a démythifié, à mes yeux, nombre de mes maîtres. Mais, surtout, il a montré comment, malgré tous nos efforts d'objectivité (le maître-mot des études anthropologiques), nos préjugés influencent nos analyses et sont susceptibles de fausser des études essentielles.

    Un exemple récent provient de la paléoanthropologie. Pendant des années, le rôle des femmes préhistoriques était restreint à la sphère domestique et la cueillette, tandis que les hommes se voyaient attribuer les courageuses fonction de la chasse aux grands mammifères, la fabrication des outils de chasse, des armes de guerre et de l'habitat. Cette division sexiste des rôles a conduit à des interprétations erronées des vestiges préhistoriques : jusqu'à récemment, un squelette était considéré comme masculin simplement en raison de la présence d'armes et d'outils trouvés à proximité des restes mortuaires. Grâce à l'application du séquençage de l'ADN et des technologies modernes de datation, on a découvert que, en effet, beaucoup de ces squelettes étaient des femmes, ce qui a conduit à des interprétations totalement différentes de celles faites jusqu'alors. La préhistorienne Marylène Patou-Mathis, spécialiste du comportement des Néandertaliens, brise le vieux paradigme interprétatif et nous apprend dans son livre « L'homme préhistorique est aussi une femme », que les femmes ont aussi chassé les grands mammifères, fabriqué des outils et construit des habitations.

    Or, l'implosion de ce modèle interprétatif a des conséquences qui vont bien au-delà de la simple idée que l'on se faisait de la vie à la préhistoire. Il démonte également des théories très actuelles construites sur cette contre-vérité, parmi lesquelles la « loi universelle » établie par Emmanuel Todd lui-même, selon laquelle les hommes auraient le monopole du collectif et les femmes une vision limitée à la sphère familiale, fondée sur le fait que « les femmes n’ont jamais chassé » (le produit de la chasse serait partagé avec le groupe, tandis que le produit de la récolte serait limité au cercle familial).

    En attendant la réévaluation de la théorie d'Emmanuel Todd sur les risques d’une matridominance basée sur ces récentes découvertes, nous pouvons en tirer une précieuse leçon : ce n'est pas seulement le relativisme culturel qui peut nous sortir de cet enchevêtrement de préjugés socialement construits dans lequel nous sommes tous piégés, mais le relativisme historique y joue également un rôle essentiel. 

    L'Obs - édition 2987, 20 janvier.

    L'homme préhistorique est aussi une femme - Une histoire de l'invisibilité des femmes. Marylène Patou-Mathis, Allary Éditions, 2020.

    Où en sont-elles ? Une esquisse de l'histoire des femmes, Seuil, 2022.

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