• Le particularisme de l'universalisme

    Le particularisme de l'universalismeDans L'Obs de cette semaine, la philosophe Nadia Yala Kisukidi présente le livre " En quête d'Afrique(s) " du philosophe Souleymane Diagne et de l'anthropologue Jean-Loup Amselle dans un article intitulé " L'universalisme est-il un particularisme ? ". Dans leur livre, ces deux chercheurs soumettent l'opposition universel-particulier à l'épreuve des pensées post-coloniales et dé-coloniales, très en vogue en France, et affirment que la défense aveugle d'un certain universalisme mettrait en péril l'universel lui-même car il représenterait la particularité de celui qui se proclame universel, l'Occident en l'occurrence. Ils appellent à un décentrement de la pensée afin de repenser les rapports entre l'Occident et l'Afrique sous des perspectives nouvelles.

    Il y a quinze ans, j'avais, moi-même, abordé cette question. Ces années-là, Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant parlaient de la violence symbolique représentée par l'universalisation des particularismes liés à une expérience historique donnée, rendant certains concepts et notions méconnaissables et tronqués. J'ai donc appliqué cette affirmation au concept de démocratie, devenu, depuis la fin de la Guerre Froide, un modèle politique universel, comme s'il était adaptable à n'importe quel contexte socioculturel, un " kit prêt à poser ", vidé de tout son sens par sa dissociation de son contexte d'émergence particulier. La transformation de ce concept en fait social est le produit d'une histoire propre à des groupes sociaux qui, par la révolution, ont instauré une autre vision du monde par l'établissement d'une organisation politique nouvelle. 

    Dans la continuité de cette logique, Thierry Michalon nous parlait, en 1998, de l'échec des tentatives faites en Afrique pour greffer des institutions sous forme d'Etat moderne sur des sociétés traditionnelles où le suffrage universel était devenu nocif lorsque cette fusion a engendré une démocratie unanimitaire, utilisée pour asseoir le pouvoir d'anciens despotes. 

    Quant à moi, démocrate convaincue, j'affirmais, cependant, que tous les efforts d'instauration d'une démocratie effective participative seraient nuls s'ils étaient appliqués de l'extérieur vers l'intérieur, du haut vers le bas, sans la prise en compte des valeurs qui orientent une société donnée. Je donnais alors l'exemple de la société brésilienne. Nous sachons tous que dans l'histoire de ce concept, dont le trajet a commencé par Aristote et conduit à Rousseau, le peuple serait le détenteur de la souveraineté légitime. Par conséquent, la citoyenneté serait la source du lien social et les individus seraient tous égaux devant la loi. 

    Or, il n'en est rien dans la très hiérarchique société brésilienne. Non seulement l'idée d'égalitarisme y est ouvertement réfutée par une parcelle significative de la population, mais aussi l'instauration d'une supposée démocratie semble avoir ouvert l'espace pour les manipulations les plus diverses, y compris pour sa propre mise en cause, dont l'exemple le plus significatif a été donné lors des dernières élections présidentielles : ayant le pouvoir de choisir son représentant pour la fonction suprême, 57,8 millions de brésiliens ont élu celui qui fait l'éloge de l'ancien régime dictatorial contre lequel les démocrates se sont battus, et qui prône le retour de l'autoritarisme et de la censure. Alors qu'en France et aux Etats-Unis, les deux contextes d'émergence de ce concept, la démocratie s'est érigée comme un principe politique fondateur inaliénable, au Brésil son aspect représentatif prend le dessus sur le participatif et s'accommode de sa culture politique autoritaire séculaire. Le peuple souverain rend, ainsi, démocratiquement, le pouvoir à son propre bourreau. Cet événement me semble bien illustrer les difficultés qui découlent de l'universalisme de notions et concepts particuliers, et l'énorme paradoxe représenté par le choix de donner le pouvoir à celui qui enlèvera tout droit de choisir. Il reste à ceux qui croient en la démocratie égalitaire en tant que valeur, la pratique de la résistance.

     

    Références :

    L'Obs du 20 décembre, page 116.

    L'institution imaginaire de la non-citoyenneté au Brésil : l'individu et la personne, Lineimar Pereira Martins, pages 73-83, in Usages sociaux de la mémoire et de l’imaginaire au Brésil et en France, Presse Universitaire de Lyon, collection CREA 2001. 

     

     

     

     

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